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Représentations Interdisciplinaires par l’Image et le Son de l’Atmosphère

« Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j’ai une gueule d’atmosphère ? » est une réplique culte du cinéma français, prononcée par la comédienne Arletty à Louis Jouvet dans le film Hôtel du Nord de Marcel Carné (1938). Outre la gouaille de l’actrice, cette expression, rappelée par Thierry Paquot dans le cadre de son allocution introductive pour la journée d’étude1 IRISA « Représentations Interdisciplinaires par l’Image et le Son de l’Atmosphère » ouvre la réflexion sur le ton de l’humour. Si Arletty semble s’énerver à se voir comparée à une atmosphère, considérant ce mot comme une insulte, en quoi sa réaction exagérée nous met-elle sur la piste d’un véritable enjeu langagier ?  Si ce mot d’atmosphère ne semble pas pouvoir être attribué à une personne, comment interroge-t-il la recherche sur sa représentation dans l’image et le son ?

Cette journée d’étude, qui s’inscrivait dans la continuité du projet structurant AtmosphèreS de l’UMR PRISM, débuté en janvier 2017, faisait la part belle à l’approche interdisciplinaire, dès la promesse énoncée dans son titre. Si l’atmosphère est d’abord une réalité physique, le passage à l’enjeu de sa représentation, par le concept, l’image ou le son a rappelé son caractère difficilement définissable, quelque chose de permanent dans l’air mais pourtant invisible, délicat à cerner et pourtant ressenti. Face à cette complexité donnée dès la formulation des enjeux, l’interdisciplinarité était donc convoquée pour jouer sa carte, dans sa capacité à faire du lien entre les disciplines, les concepts et les références afin de répondre à plusieurs voix sur ce que peut être ce « je-ne-sais-quoi2 » (Vladimir Jankélévitch) et ainsi intégrer de nouvelles acceptions à ce terme.

Par l’approche de l’image et du son, qui est une des raisons d’être du laboratoire de recherche PRISM, tout comme l’est son entrée interdisciplinaire, il s’agissait de mettre à la discussion via la problématique de l’atmosphère les questions relatives à sa perception, ses représentations, sa fabrication et ses usages. Prérequis essentiel à toute démarche scientifique, a fortiori interdisciplinaire, il a  été, comme c’était le cas avec Arletty, d’abord question de mots, dans le but de constituer un vocabulaire commun. Car avec l’atmosphère, c’est tout autant des termes de l’aura3 (Walter Benjamin), du climat, de l’ambiance4 (Bruce Bégout) ou encore de la trace dont il a été question. Parmi les références partagées par l’ensemble des participants, il est à noter que le texte de Gernot Böhme, L’atmosphère, fondement d’une nouvelle esthétique ?,5 a été continuellement présenté comme référence et a permis également d’ouvrir des perspectives critiques.

La journée a débuté pour une conférence introductive de Thierry Paquot*, philosophe de l’urbain lui-même familier des questions interdisciplinaires et transdisciplinaires, intitulée « Quand l’atmosphère fait son cinéma », une manière de caractériser, à travers sa filmothèque personnelle, comment l’atmosphère, cette « expérience vécue involontaire »6 (Hermann Schmitz) peut-être mobilisée au cinéma, par le travail du réalisateur, des acteurs ou de la prise de son. Thierry Paquot, a pu, tout au long des travaux, mettre à jour sa pensée en concluant également les communications à la fin de la journée, et continuer ainsi à déterminer ce que peut-être selon ses termes ce « plus » et les correspondances qu’il génère.

*Vous pouvez écouter la conférence introductive de Thierry Paquot en suivant ce lien

Les interventions de la matinée ont continué cette première approche par le cinéma. D’abord à travers la communication d’Adrien-Gabriel Bouché, docteur en études cinématographiques à l’Université Rennes 2, en mobilisant l’œuvre de Franco Piavoli Il pianeta azzuro, rappelant la part d’imaginaire du spectateur dans la réception de l’image filmique. Cette part d’imaginaire, au centre de sa recherche sur les liens entre esthétique et poétique, ont résonné avec les images de Franco Piavoli qui fonctionnent par couches entre le microscopique et le macroscopique. Cette relation aux éléments a également été questionnée par Marine Brun-Franzetti, Florentin Groh et Betina Hueto dans leur communication sur les représentations liées à la forêt. Tous les trois doctorants au sein du laboratoire PRISM, ils se sont retrouvés sur cette question de la forêt au carrefour de leur sujet de thèse afin de rapprocher, dans le cinéma documentaire et de fiction, la manière dont se construit une ambiance figurative à travers un ensemble de relations sensorielles avec son environnement et répondre ainsi à la question : « Comment connaître autrement la forêt » ? De cette part entre représentation et approche cognitive, Isabelle Delmotte, chercheuse associée à l’Université de Waikato, Hamilton, Nouvelle-Zélande, se définissant elle-même comme au carrefour de plusieurs disciplines, a continué la réflexion en y ajoutant un autre sens, pour évoquer les atmosphères olfactives au cinéma, mobilisant le film Parasite (Bong Joon-Ho, 2019), dans lequel les odeurs servent de marqueur social entre les différents personnages, pour traiter par l’audiovisuel des atmosphères invisibles et évanescentes et ajouter de la sorte d’autres caractéristiques à la construction de l’atmosphère, pourtant non perceptible par le spectateur de manière directement sensorielle.

L’après-midi, les communications se sont poursuivies avec la présentation d’Arto Mélis, étudiant en master cinéma à La Satis, l’école de cinéma d’amU avec une restitution d’expériences sur la perception de l’atmosphère. Ce travail empirique a su démontrer la part de subjectivité dans la perception de l’atmosphère et la part d’expérience intime à ce sujet. Ensuite, les interventions se sont ouvertes plus largement à d’autres disciplines, à commencer par celle de Jordana Maisian, architecte et membre du Laboratoire Architecture, Culture et Société de l’ENSA Paris-Malaquais, mobilisant les travaux de l’architecte Luis Barragán, afin de questionner l’effet du temps sur la constitution de l’atmosphère et mettre à la discussion la notion de disparition dans le rapport à l’espace. Une nouvelle définition de l’atmosphère a pu être énoncée, à savoir « un condensé de réel » et la commune présence que ce condensé implique. Dans ce rapport de médiation entre expérience et espace, l’artiste et docteure en esthétique Athina Masoura a voulu questionner les installations immersives, en présentant certaines de ses œuvres. A travers ces dispositifs artistiques, c’est bien la notion de tonalité qui fut mise en avant, notamment à travers la distance entre un spectateur et une œuvre. Enfin, la série d’interventions s’est achevée avec la présentation de Misaki Goto, doctorante en Science de l’art, sur le thème de la « disneylandisation » et de la saturation sensorielle. Par une perspective critique, Misaki Goto a pu traiter à travers ses références japonaises du pachinko, jeu omniprésent au Japon, ou du texte « Eloge de l’ombre7 » de Junichirô Tanizaki comment l’atmosphère peut aussi advenir à une forme de « manipulation sensorielle ».

On le voit, la diversité des approches a permis de construire un espace de discussion pluriel tout au long de la journée, l’occasion pour Thierry Paquot dans sa conclusion de revenir sur les modalités communes de ces approches, à savoir un ensemble conceptuel homogène, mais pas mobilisé de la même manière et tout autant la façon dont chacune et chacun a su procéder par tâtonnement à une tentative de définition ou  d’extension du domaine de l’atmosphère. Thierry Paquot a su montrer, en plus de l’approche interdisciplinaire, l’importance de l’approche interculturelle pour comprendre davantage la notion de subjectivité, dont le caractère essentiel s’est dessiné tout au long de la journée. Cependant, celle-ci ne s’est pas terminée sur cette conclusion, car les quarante premières minutes du film « Quattro Volte » de Michelangelo Frammartino ont été projetées, l’occasion, dans la lignée de la volonté du laboratoire PRISM de créer des expériences collectives, de favoriser par la suite une discussion sur la réception du film. Les sensibilités tout comme les approches, de la gêne au comique, du religieux au magique, se sont rencontrées pour débattre de ce film et conclure ainsi véritablement, par ce partage, cette journée d’étude.

Mais dans quelle mesure fut-elle interdisciplinaire ? Si l’on s’en tient à la définition proposée par Anthony Giddens (1991): « Interdisciplinary research is a mode of research by teams or individuals that integrates information, data, techniques, tools, perspectives, concepts, and/or theories from two or more disciplines or bodies of specialized knowledge to advance fundamental understanding or to solve problems whose solutions are beyond the scope of a single discipline or field of research practice » il est clairement perceptible que la mobilisation de divers matériaux de la recherche (extraits de films, expériences et données, œuvres d’art etc..) a fonctionné d’abord comme un support pertinent pour ouvrir les perspectives du sujet, et favoriser pour le public des bases collectives de discussion. Toujours au regard de cette définition, il est intéressant de noter que l’objectif de « résoudre le problème » n’est toutefois pas atteint, non par manquement au travail collectif, mais plutôt en raison du champ large du sujet, et de sa nature intrinsèquement complexe. Par des dépassements successifs, il a été notable que l’approche interdisciplinaire sert autant à répondre à des questions qu’à en poser de nouvelles, dans une démarche itérative propre à la recherche et peut-être plus encore aux sujets de recherche interdisciplinaires, qui nécessitent plus de temps et une plus grande diversité de compétences pour être appréhendés. La proximité des concepts et le jeu du langage ont pourtant servi à délimiter un cadre de réflexion solide sur le lien entre émission et réception, autant sur celles et ceux qui « fabriquent » des atmosphères que celles et ceux qui les reçoivent. A travers les enjeux de la « médiation », l’importance des échelles s’est révélée prégnante dans les coordonnées de la discussion, tout comme la place des formes et des espaces pour caractériser un ensemble de « points de rencontres », autant sur la question propre de l’atmosphère que celle de la recherche en train de se faire. Tout au long de la journée, c’est finalement l’idée d’une « promesse interdisciplinaire » qui s’est formulée à propos de ce sujet, à savoir la manière dont la rencontre des disciplines permet de déplacer le sujet tout en le dessinant, et a donné, semble-t-il, à l’ensemble des participants, l’envie de travailler collectivement par la suite à ces questions. Preuve de cet engouement, les articles liés à cette journée seront publiés dans le cadre de PRISM éditions au CNRS, et un colloque de plus grande ampleur est déjà en réflexion pour 2026. Le pluriel, mis en valeur dans le projet structurant AtmosphèreS prend alors tout son sens. Dans cette approche multidimensionnelle, c’est bien l’enjeu de « l’intégration », fondamental dans l’approche interdisciplinaire, qui s’est ici joué.

3 Cette question est traitée directement dans Heinich Nathalie. L’aura de Walter Benjamin. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 49, septembre 1983. La peinture et son public. pp. 107-109.

4 Le concept d’ambiance, Bruce Bégout, Seuil, 2020.

5 Il est à noter que dans ce texte est également largement repris le concept « d’aura » chez Walter Benjamin, cité plus haut.

6 Schmitz, H., Traduit de l’allemand par Georget, J. et Grosos, P.   (2018) . Les sentiments comme atmosphères. Communications, n° 102(1), 51-66. https://doi.org/10.3917/commu.102.0051.

7 Junichirô Tanizaki « Éloge de l’ombre », Traduit du japonais par René Sieffert  Editions Verdier, 96 pages, mai 2011

  1. La journée d’études IRISA « Représentations Interdisciplinaires par l’Image et le Son de l’Atmosphère » organisée par le Laboratoire PRISM (UMR 7061) s’est tenue le 26 novembre 2024 au CNRS, sur le campus Joseph Aiguier, amphithéâtre Desnuelle à Marseille en présence d’un large public, composé dans sa majorité d’étudiants. []
  2. L’expression provient du livre de Vladimir Jankélévitch « Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien » publié en trois tomes en 1980 aux éditions Points. []

OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Lola Maraninchi (16 décembre 2024). Représentations Interdisciplinaires par l’Image et le Son de l’Atmosphère. Crossdisciplines. Consulté le 18 avril 2025 à l’adresse https://crossdisciplines.hypotheses.org/1391


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