7 recommandations pour mettre en pratique l’interdisciplinarité
La mission interdisciplinarité(s) d’Aix-Marseille Université a récemment publié sur son carnet une grille d’auto-évaluation en soutien à la conception et réalisation d’un projet de recherche interdisciplinaire (en français et en anglais). D’autres établissements académiques proposent des guides de bonnes pratiques pour faciliter les collaborations interdisciplinaires et nous vous proposons sur Crossdisciplines d’en découvrir certains. Ce billet est l’occasion de revenir sur un article récent, rédigé par huit chercheurs des Universités de Leicester et de Warwick (Natalie Darko, Eric Guiry, Zahir Hussain, Daniël Paul van Helden, Sarah Inskip, Mukund Janardhanan, Himanshu Kaul, Charlotte King, Diane Levine) qui proposent sept recommandations pour mettre en pratique l’interdisciplinarité. Pour lire l’article en texte intégral, dont le titre original est « Seven recommendations for scientists, universities, and funders to embrace interdisciplinarity: Practical guidelines to enabling interdisciplinarity », nous vous renvoyons vers sur le site d’EmboPress où il a été publié en juin 2024.
Pour débuter, les auteurs définissent la recherche interdisciplinaire en s’appuyant sur deux articles1 : elle « associe l’interdisciplinarité à toute forme de collaboration entre chercheurs qui intègre des informations, des données, des techniques, des concepts, des théories et/ou des perspectives provenant de deux ou plusieurs disciplines afin de faire progresser la compréhension fondamentale ou de résoudre des problèmes qui dépassent le cadre d’une seule discipline ».
Pour étayer leur réflexion, les auteurs proposent de revenir sur les problématiques développées dans un rapport publié en 20232 qui démontre qu’une majorité d’universitaires se soucie finalement assez peu de la recherche interdisciplinaire, et même ils ne reconnaissent pas le travail interdisciplinaire réalisé au sein de leurs propres institutions. Plus surprenant, le rapport indique également que les centres de recherche des pays anglo-saxons, aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Australie, sont beaucoup moins axés sur l’interdisciplinarité que leurs homologues asiatiques, car leur recherche continue de s’orienter vers des modes de pensée disciplinaires. Forts de ce postulat, les auteurs souhaitent dans leur article mettre en lumière les défis rencontrés dans le cadre de leur pratiques de recherche et de leur coopération interdisciplinaires pour proposer des solutions, sous forme de 7 recommandations ici synthétisées. Si vous souhaitez en savoir plus, vous pouvez revenir à l’article intégral et consulter la bibliographie organisée par thèmes.
1. Communiquer est primordial
La communication avec des personnes ayant une formation différente, y compris les non-initiés, est possible, mais elle peut être victime de malentendus nés de l’hypothèse erronée que nous parlons tous la même langue ; alors qu’en réalité, chacun utilise une langue de manière spécifique à chaque culture disciplinaire. Les auteurs donnent différents exemples de termes usuels en anglais (experiment, ethical data gathering ou agent) qui donnent une idée des problèmes qui peuvent aussi se poser lorsque l’on passe d’une discipline à une autre. Les auteurs soulignent la nécessité d’un engagement véritable dans le processus de communication pour établir une relation de respect et de confiance avec l’ensemble des collaborateurs, en partant du principe que chaque membre de l’équipe a quelque chose à offrir. Ils proposent l’usage d’un lexique pour éviter les mauvaises interprétations entre disciplines. Toutes formes de « traduction interdisciplinaire » demandent une forte compréhension mutuelle pour expliciter, identifier et surmonter les malentendus. Deux projets de l’Université de Leicester sont donnés comme exemples pour éclairer ces approches sur la traduction et la communication entre archéologues, biologistes et mathématiciens, After the Plague – Health and history in Medieval England et Arch-I-Scan – Archaeology and Ancient History.
2. Partager une vision
Pour développer l’idée de la vision partagée, les auteurs renvoient vers un article au titre inspirant « Comment les meilleures équipes préservent les bonnes idées »3 qui rappelle que « Les seules visions qui prennent racine sont les visions partagées ». Pour la recherche interdisciplinaire, où les visions des membres de l’équipe peuvent différer radicalement les unes des autres, cela s’avère particulièrement vrai. L’article donne quelques conseils pour faciliter le travail collaboratif comme s’assurer que les membres de l’équipe se valorisent mutuellement, co-créent ensemble les méthodes et les outils. L’un des conseils est de rédiger un « contrat prénuptial » interdisciplinaire [interdisciplinary ‘prenup’] qui va préciser les valeurs partagées, les visions, les rôles et les responsabilités, les protocoles de communication, de stratégies de publication, de propriété intellectuelle, d’impact académique, de risques et d’opportunités… L’exemple donné ici est celui d’EVAL-FARMS – Evaluating the Threat of Antimicrobial Resistance in Agricultural Manures and Slurries, un projet financé par le Conseil de la recherche environnementale du Royaume-Uni axé sur la lutte contre la résistance aux antimicrobiens dans l’agriculture dirigé par le professeur Dov Stekel de l’université de Nottingham. Le paragraphe se conclut sur la nécessité d’accorder un statut égal à toutes les disciplines dans les projets et renvoie aux méthodes de travail de l’Institut d’études avancées de Leicester mais aussi ceux de Princeton, Stanford, Uppsala, Stellenbosch ou de l’University College London.
3. Travailler pour le bien commun
La troisième recommandation rappelle à celles et ceux qui coopèrent dans l’interdisciplinarité de ne jamais oublier que chacun doit apporter sa contribution… Il s’agit bien d’offrir quelque chose qui va permettre d’aller au-delà d’une simple juxtaposition de résultats disciplinaires. Dans un rapport rédigé collectivement, les approches sont intégrées et s’appuient sur les résultats des uns et des autres pour améliorer la richesse des idées générées, il ne doit pas s’agir de rapports de spécialistes individuels imprimés les uns à côté des autres. Il faut en ce cas, être prêt à faire preuve de souplesse pour respecter les normes en vigueur car elles peuvent ne pas être partagées par toutes les disciplines, ou le choix des revues où les résultats seront publiés peut être sujet à discussions.
4. Aplanir la hiérarchie dans le processus créatif
L’innovation en recherche est fondamentalement un effort créatif. Or une organisation qui impose une hiérarchie stricte – personnelle ou disciplinaire – peut étouffer les efforts créatifs, en particulier de la part de ceux qui se trouvent en bas de l’échelle. Les auteurs rappellent à celles et ceux qui dirigent des équipes de recherche d’appliquer les principes d’EDI (équité, diversité et inclusion), à plusieurs niveaux et échelles ainsi qu’entre disciplines. Bien sûr (cf la recommandation n°2), il est important que toutes les contributions diverses soient intégrées et que lors des réunions, chaque membre de l’équipe, quel que soit son statut ou sa discipline, ait l’opportunité de contribuer.
Cette approche axée sur l’EDI permet de briser les silos, elle est aussi l’occasion de faire tourner les rôles au sein d’un projet pour permettre aux membres de vivre et de comprendre les perspectives des autres. La mise en œuvre d’audits réguliers de surveillance de l’EDI donne l’opportunité aux équipes de réfléchir à la véritable intégration des perspectives diverses. Cette pratique réflexive peut conduire à l’adoption de nouvelles questions de recherche susceptibles d’être négligées.
5. Promouvoir des structures et des carrières interdisciplinaires
Dans les instituts interdisciplinaires, les différences « culturelles », nuancées entre les disciplines, peuvent entraîner de réelles divergences de compréhension ou de pratique de la recherche surtout lorsqu’elles ne sont pas repérées. Façonner une culture de recherche interdisciplinaire n’est pas chose facile, même si les universités sont là pour soutenir les projets, pour créer des mécanismes dédiés à rassembler les personnes engagées, pour identifier de nouvelles synergies et maintenir l’élan qui va permettre de les exploiter. Selon les auteurs, pour que la dynamique fonctionne, il faut d’abord mettre en place des pratiques de recrutement qui favorisent l’intégration d’équipes diversifiées avec une expertise complémentaire. Il faut également créer des instituts ou des centres de recherche qui dans leur fonctionnement ne séparent pas les disciplines ou ne renforcent pas les inégalités structurelles. Il faut enfin permettre qu’une structure de gouvernance robuste soit créée et qu’elle inclue des chercheurs interdisciplinaires expérimentés extérieur à l’institution.
De manière générale, toute initiative visant à ouvrir des perspectives externes et nouvelles, telle que la mise en place de programmes de bourses de visite, est bénéfique à la réflexion collective. La création d’un « lieu d’interdisciplinarité / locus of interdisciplinarity » peut également s’avérer efficace pour favoriser la collaboration entre les différentes disciplines.
6. Former les évaluateurs par des pairs interdisciplinaires
Il y a un refrain que l’on entend souvent dans le monde des publications académiques, celui de l’incapacité à trouver des évaluateurs appropriés et en particulier pour les publications de recherches interdisciplinaires. Il n’est pas rare que ces derniers voient leurs manuscrits rejetés en raison d’évaluations inappropriées ou qu’ils doivent attendre beaucoup plus longtemps pour recevoir leur évaluation. Non seulement cela ralentit la recherche mais les implications sur les carrières des chercheurs interdisciplinaires sont extrêmement négatives. Il en va de même pour les demandes de financement parfois rejetées en raison du manque d’évaluateurs appropriés. Il faut assigner systématiquement des évaluateurs qui ont un historique de conduite de recherche interdisciplinaire, qu’il s’agisse de proposition de subventions ou de manuscrits. Si cela n’est pas possible, il faut former les évaluateurs en les encourageant à penser différemment, à garder un esprit ouvert aux concepts extra-disciplinaires et à considérer la vue d’ensemble et l’impact de l’article en question et les éditeurs doivent rédiger des directives spécifiques en amont. Dans cette dynamique, il est nécessaire que les évaluateurs et les éditeurs travaillent ensemble ; Les auteurs citent en exemple le UKRI Interdisciplinary Assessment College comme étant à l’avant-garde de cette pratique.
7. Financer à la fois la recherche interdisciplinaire et le personnel dédié
Enfin, les universités et les financeurs ont le devoir de promouvoir des bourses et des allocations de recherche spécifiques pour encourager les collaborations interdisciplinaires et promouvoir la supervision doctorale inter-départementale.
Les auteurs donnent l’exemple du Midlands Integrative Biosciences Training Partnership (MIBTP) dirigé par l’université de Warwick et financé par le BBSRC (Biotechnology and Biological Sciences Research Council) et des bourses Advanced Interdisciplinary Models financées par le Medical Research Council (MRC) où trois universités travaillent ensemble, celles de Birmingham, de Leicester et de Nottingham. Enfin, les auteurs mettent en garde les décideurs : si les chercheurs et les ingénieurs interdisciplinaires sont condamnés à des emplois précaires, l’interdisciplinarité ne deviendra jamais une carrière véritablement viable et toutes les mesures évoquées ci-dessus seront inefficaces. Cela d’autant plus que l’évaluation des chercheurs interdisciplinaires à l’aune du même critère – généralement le nombre d’articles publiés et de subventions obtenues – que leurs pairs (multi)disciplinaires les pénalise. En effet, la science interdisciplinaire prend plus de temps à être mise en œuvre, financée, menée et publiée. Une enquête récente4 montre que seuls 27 % des répondants interdisciplinaires estiment que leur recherche a eu un impact positif sur leur carrière. De nouveaux critères doivent être mis en place qui soient pertinents pour mesurer les carrières interdisciplinaires. Pour faciliter leur création et évaluer les carrières interdisciplinaires, les auteurs proposent de travailler sur les cinq grands principes de la Coalition européenne pour l’évaluation de la recherche avancée (CoARA), à savoir la qualité, l’impact, la diversité, l’inclusivité et la collaboration, en tant que critères de base.
En conclusion, les auteurs soulignent que la mise en place d’une recherche interdisciplinaire est un processus complexe et non linéaire qui nécessite impérativement une contribution collective. Leurs sept recommandations offrent des pistes d’amélioration, mais ils rappellent que tout peut encore être inventé : l’exploration de voies non conventionnelles implique de surmonter des obstacles qui sont absents des parcours disciplinaires traditionnels. La démarche est exigeante mais elle s’avère généralement gratifiante.
La bibliographie complète de l’article est accessible ici.
Crédit de l’image “à la une” : Détail du jongleur, Festival des Sciences et des Arts (Jeu de l’Oie) , 21 juin 2019, AMU, photogr. V. Ginouvès, CC-BY.
- Choi, Bernard C. K. et Anita W. P. Pak. « Multidisciplinarity, interdisciplinarity and transdisciplinarity in health research, services, education and policy: 1. Definitions, objectives, and evidence of effectiveness », Clinical and Investigative Medicine. Médecine clinique et expérimentale, décembre 2006, vol.29 no 6. p. 351‑364, et National Academy of Sciences, National Academy of Engineering, Institute of Medicine, et al. « The Drivers of Interdisciplinary Research » Facilitating Interdisciplinary Research. Washington DC. The National Academies Press. 2005, p. 26‑40. En ligne : https://doi.org/10.17226/11153 [↩]
- Interdisciplinary Science Rankings. Preliminary analisis from THE, rédigé par Times Higher Education (THE) en collaboration avec Schmitt science fellows. 2023. [↩]
- Satterstrom, Patricia, Michaela J Kerrissey, et Julia Di Benigno. « How the Best Teams Keep Good Ideas Alive. Five research-backed strategies », Harvard Business Publishing, 2022-05-18. En ligne : https://hbr.org/2022/05/how-the-best-teams-keep-good-ideas-alive [consulté le 9 janvier 2025]. [↩]
- Vantard, Marylin, Claire Galland, et Martina Knoop. « Interdisciplinary research: Motivations and challenges for researcher careers », Quantitative Science Studies. 8 décembre 2023, vol. 4 no3. p. 711‑727. [↩]
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Véronique Ginouvès (20 janvier 2025). 7 recommandations pour mettre en pratique l’interdisciplinarité. Crossdisciplines. Consulté le 18 avril 2025 à l’adresse https://crossdisciplines.hypotheses.org/1517