L’approche interdisciplinaire dans la pratique théâtrale: l’exemple de l’oeuvre de Matei Visniec mise en scène par Elena Cotugno
L’approche interdisciplinaire dans l’étude de l’œuvre de Matei Visniec et sa mise en scène par Elena Cotugno : une réflexion sur le seuil et la frontière dans la pratique théâtrale.
Le deuxième séminaire du collectif Frontières a eu lieu le 29 novembre 2024 avec la participation d’un invité honorable, Matei Vișniec, auteur roumain d’expression française. Écrivain, journaliste et surtout dramaturge, ses pièces font actuellement l’objet d’une mise en scène intitulée Festa di confine, consacrée à la frontière et cocréée par l’une des artistes les plus engagées sur la scène italienne et française, Elena Cotugno, codirectrice de la compagnie TB.
Ce travail de cocréation, qui interroge la frontière sous ses multiples facettes, se situe dans une approche à la croisée des disciplines théâtrales, philosophiques, sociologiques, psychologiques, historique et géopolitique, ce qui permet de donner une lecture complexe et profondément humaine de la notion de seuil et de frontière. Une approche interdisciplinaire et les enjeux des identités fluides. C’est donc sur le thème des frontières, cher au collectif qui porte ce nom, que la conversation a démarré.
Une réflexion sur le seuil et la frontière dans la pratique théâtrale
Dans la vie de Matei Visniec, la frontière, d’abord uniquement conçue comme limite géographique (au temps de la Roumanie communiste) s’étend aux dimensions culturelles et identitaires (quand il arrive en France), symboliques et enfin mentales (dans la rencontre avec le théâtre). Né en 1956 à Rădăuți, une ville de Bucovine, territoire marqué par la frontière avec l’Ukraine, Visniek est sensible aux frontières géographiques de son pays. Jeune poète roumain subversif dont l’œuvre a été constamment censurée, il observe avec convoitise les frontières de son pays espérant pouvoir un jour les franchir. Il considère que chaque frontière de la Roumanie communiste exerçait un impact émotionnel propre à son histoire et géographie : la frontière avec l’Ukraine soviétique était « toxique », celle avec la Hongrie était un peu plus « lumineuse ». La plus prometteuse était celle avec la Serbie, seuil de l’Occident, là l’on sentait « frémir la liberté ».
La frontière est donc, pour le jeune Visniec déjà une affaire d’émotions, elle incarne un ressenti corporel et physique du fait qu’il remarque les différences qu’une frontière peut avoir par rapport à une autre. Non par hasard, c’est autour des pratiques émotionnelles et corporelles que notre atelier avec Elena Cotugno s’est développé. L’approche interdisciplinaire dans ce travail se déploie donc à travers une perspective d’abord géopolitique (les frontières physiques entre les pays vécus par Matei Visniec lors de son enfance), mais aussitôt à travers une analyse psychologique : une frontière que l’on franchit physiquement peut demeurer infranchissable mentalement, confinant l’individu à une existence en suspens – une forme d’hybridité à la fois unificatrice et polarisante – qui peut entraîner des difficultés d’intégration et, dans certains cas, des troubles psychiatriques plus graves.
L’exilé est un individu dont l’identité doit être multiple, mais en même temps assez stable pour ne pas déclencher des sentiments de vide. Matei Visniec appartient à deux mondes, à deux langues et à deux cultures. Parler plusieurs langues, appartenir à plusieurs cultures, s’interroger sur des identités qui deviennent de plus en plus floues peut engendrer des crises existentielles, mais aussi créer un mélange fructueux. C’est le cas de Matei Visniec, chez qui la notion de seuil est une tension représentant l’émergence d’une nouvelle identité qui rassemble les autres. Cette identité multiple, ainsi que la nécessité de ne pas se soumettre à un seul genre littéraire (Matei Visniec écrit des poèmes, des articles de presse sur la géopolitique, des romans, des pièces de théâtre) ni à une seule langue (il écrit aussi bien en roumain qu’en français) est l’enjeu du monde contemporain. Tout cela engendre également une réflexion philosophique sur la notion même d’identité comme multiplicité de flux.
L’identité multiple est, en effet, une réponse à un monde en perpétuel changement. La chute des frontières en Occident a favorisé le télescopage des identités, et cet état d’âme est pour l’auteur une richesse qui favorise son épanouissement en tant qu’être humain et artiste roumain naturalisé français. Il choisit la dramaturgie pour explorer ce concept d’identité, ce croisement, faisant de cet entre-deux une véritable zone de confort. Mais c’est surtout la collaboration avec les artistes italiens du TB sur le thème de la frontière qui transcende la simple réflexion pour se muer à une expérience concrète, engageant le corps à travers le jeu de l’acteur et son subconscient, intimement lié à cette thématique essentielle. En effet, c’est surtout par le biais du théâtre que les frontières peuvent être abordées comme un phénomène humain et affectif.
Grâce au travail d’Elena Cotugno lors de l’atelier, la réflexion sur les émotions liées aux espaces géographiques à travers l’expérience d’exilé s’est engagée. Cette pratique, mettant l’accent sur un ressenti corporel, travaille également sur la psychologie de chacun. Frontières mentales, seuil et théâtre : au croisement des disciplines. Les frontières mentales entravent l’épanouissement de l’individu et peuvent constituer le conflit central d’une pièce de théâtre. Souvent façonnées par des expériences passées, des croyances personnelles – y compris des traumatismes- et tout simplement par une culture dominante parfois clivante, elles définissent nos limites intérieures.
C’est sur ce type de frontière que Matei Visniec a écrit un texte inédit pour Festa di Confine, ouvrant également de nouvelles perspectives sur le théâtre. En voici quelques extraits : « Voilà ce qui pourrait vous arriver un beau matin… Vous vous réveillez et vous découvrez que vous avez une frontière entre votre main droite et votre main gauche. (…) » Dans ce poème le/la protagoniste découvrira ensuite qu’il/elle a aussi une frontière entre l’œil droit et l’œil gauche, entre les pieds, puis entre poumon et cerveau, etc. Toutes ses frontières qui démembrent le corps font sombrer le protagoniste dans un abîme qui le mine à petit feu : le sentiment de culpabilité. « Vous vous sentez coupable, de plus en plus coupable. (…) Mais vous ne savez pas quoi faire… Nous tous, d’ailleurs, ne savons pas quoi faire. C’est pour ça d’ailleurs que nous faisons du théâtre et que vous venez au théâtre. »
Ces frontières mentales concernent tous les êtres humains et il est difficile d’en trouver la source : le théâtre peut nous fournir une solution. La méthode qui a été appliquée intègre à une démarche purement théâtrale des éléments psychologiques et philosophiques qui permettent d’aborder la profondeur des textes de Matei Visniec et le thème (la frontière ou les frontières). Appliquant l’approche russe de Anatoli Vassiliev, metteur en scène et pédagogue contemporain, Elena Cotugno présente le thème comme une pierre qui tombe à la surface de l’eau générant des ondes concentriques qui se propagent. Ces cercles représentent les différentes ramifications du thème. Chaque acteur/personnage est touché différemment par ces ondes, mais tous en sont atteints. Mais le thème ne se limite pas à toucher et traverser l’acteur/personnage, il devient une force puissante qui le captive et qui englobe tout l’espace scénique.
Application de la méthode sur le texte Le brouillard, à la frontière entre conscient et subconscient.
Après une lecture collective et analytique du texte de Visniec, Le brouillard, les participants ont mis l’accent sur la pensée et la spiritualité des personnages et les situations afin de créer une sorte de communauté de pensée sur le thème. Tout ce travail est de l’ordre du conscient incluant les éléments techniques et la compréhension intellectuelle, l’analyse rationnelle du texte, du personnage et du thème. Mais le conscient est insuffisant pour atteindre la profondeur émotionnelle et philosophique de la méthode, car la source des impulsions est le subconscient. Si l’on reprend la métaphore du cercle dans l’eau, le subconscient représente la partie submergée. Dans les profondeurs, l’énergie initiale du thème prend naissance, ainsi que les réactions émotionnelles et sensorielles de l’acteur. Cela donne vie à des moments spontanés, imprévisibles, et vibrants. Le subconscient permet donc la connexion au thème central qui peut être recherché dans des expériences personnelles et des émotions enfouies. Il se manifeste dans une inflexion vocale particulière ou un regard chargé de signification.
Mais c’est encore à la frontière que tout se joue. L’acteur doit en effet naviguer constamment entre ces deux dimensions pour créer un jeu à la fois maitrisé et organique trouvant un équilibre entre contrôle et lâcher-prise. Elena Cotugno a donc essayé de travailler avec les participants sur la libération du subconscient à travers deux biais. Premièrement grâce à une immersion profonde dans le texte pour éveiller des associations émotionnelles inconscientes. Deuxièmement, à travers des improvisations sur le texte visant à faire émerger des réactions instinctives.
La frontière comme métaphore théâtrale.
Dans cette perspective, le seuil devient une métaphore théâtrale pour l’acteur et le spectateur. Cette pratique théâtrale, expérimentée lors de l’atelier, se situe à la croisée de la psychologie, de la philosophie et de l’art dramatique et vise à libérer les acteurs/participants de leurs propres frontières intérieures afin qu’ils puissent pleinement explorer les tensions, les émotions et les significations profondes des personnages. Souvent, les frontières mentales s’érigent et se superposent à des frontières géographiques éloignant les hommes les uns des autres, c’est la question cruciale du rapport avec autrui qui est à la base de tout conflit. C’est là qu’entre en jeu le théâtre comme art qui facilite l’empathie, réduisant les frontières entre nous et autrui. L’acteur est confronté à une altérité intérieure qui ne se limite pas seulement à l’interprétation du personnage, mais qui demande une connexion avec des expériences personnelles, une exploration du conscient et du subconscient, des valeurs culturelles et des identités en flux.
C’est ce travail d’empathie active. Lacan nous apprend que « le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre », mais toute l’histoire de l’humanité nous montre que cette même relation peut aboutir à des conflits. Dans la pratique d’Elena Cotugno, le thème est le lien qui permet de côtoyer autrui et de rentrer dans sa peau. L’acteur ne doit pas forcément partager les idées et points de vue de l’autre sur le thème, mais il doit faire preuve d’empathie active qui permet de réduire les frontières entre soi et l’autre. À travers la collaboration entre Matei Vișniec et Elena Cotugno, il devient évident que la pratique théâtrale peut être un moyen de surmonter les frontières — non seulement celles qui sont géographiques – mais aussi celles qui sont mentales, culturelles et existentielles.
En abordant le thème de la frontière sous un angle interdisciplinaire – intégrant ses dimensions psychologiques, philosophiques et surtout émotionnelles – se révèlent alors toutes les potentialités du théâtre, nous permettant ainsi de franchir les limites imposées par l’individu et la société. Il devient un espace de rencontre, de transformation et de réflexion sur l’altérité et sur nous-mêmes.
Crédits photographiques de “l’image à la une” : Turbulence, par Jade Moreau le 29 novembre 2024. Droits réservés Turbulence.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Mission interdisciplinarité(s) (12 février 2025). L’approche interdisciplinaire dans la pratique théâtrale: l’exemple de l’oeuvre de Matei Visniec mise en scène par Elena Cotugno. Crossdisciplines. Consulté le 18 avril 2025 à l’adresse https://crossdisciplines.hypotheses.org/1917