Servitudes et Grandeurs des disciplines
Il semblerait que l’actualité éditoriale offre en ce début 2025 une réflexion collective sur la notion de discipline et d’interdisciplinarité. Car ce sont deux ouvrages qui paraissent coup sur coup, « Histoire de l’interdisciplinarité. Un mot, des pratiques » (Presses de la Sorbonne, février 2025, édité par Wolf Feuerhahn et Rafael Mandressi, dont nous rendrons compte plus tard ici) et le livre « Servitudes et grandeurs des disciplines » (janvier 2025), publié chez Gallimard dans la collection NRF essais. Cette collection tient ici son importance car il s’agit d’une proposition de son éditeur historique, Éric Vigne, alors que celui-ci prend sa retraite, à certains de ses auteurs en sciences humaines et sociales qu’il a su rassembler dans cette collection en plus de trente-cinq ans. L’occasion de souligner que l’interdisciplinarité est aussi une affaire d’espace est que l’édition en est un, que ce soit dans ce type d’ouvrages ou bien dans les revues.
Au-delà d’un hommage, c’est aussi un exercice qu’a demandé Éric Vigne à 13 chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales (philosophes, sociologues, historiens, spécialistes de littérature), ce qui situe d’emblée la perception disciplinaire depuis ce poste d’observation, lui-même difficile à unifier. Le livre présente d’abord un constat, celui que les sciences humaines et sociales doivent prendre leur part face aux enjeux contemporains du monde, comme la crise écologique ou l’intelligence artificielle, des sujets que seule l’une d’entre elle ne saurait appréhender de manière exhaustive. Il part également du postulat que les sciences humaines et sociales sont appelées plus naturellement à se rassembler pour faire le poids face aux sciences du vivant, notamment dans leur modèle de recherche. Le livre met dès son introduction le doigt sur un paradoxe, situé au niveau des échelles de la recherche : la contradiction entre un échelon international ou européen, qui invitent à la pluri- ou l’interdisciplinarité (on reviendra sur l’usage de ce vocabulaire) et l’échelon national, en France, dont les logiques disciplinaires, notamment sur les critères d’évaluation des carrières, demeurent prépondérantes.
Voici comment se présente la commande : « demander à quelques auteurs, dans le respect de leur méthode de travail et de recherche, de prendre le temps de penser la notion de discipline, telle qu’ils la conçoivent, la pratiquent, l’enrichissent ». Chaque auteur y a donc répondu à sa manière, certains traitant directement de l’enjeu de l’interdisciplinarité et de ses questionnements épistémologiques sous-jacents, alors que d’autres ont préféré revenir sur leurs propres pratiques et expériences, dans des contributions plus personnelles. À la lecture de ces textes, il est intéressant de constater la manière dont les termes pluridisciplinarité et interdisciplinarité sont parfois utilisés de manière équivalente et sans véritable travail de définition. L’autre constat qui se dessine à l’aune des publications dans leur ensemble, est la manière dont le travail historique s’attèle à cette réflexion pour son inscription dans l’histoire plus globale des savoirs, tout comme la recherche en littérature semble, de par sa nature et sa méthode propre opérer « une résistance (…) à la disciplinarisation » comme le présente Philippe Roussin.
Certaines contributions se sont donc directement questionnées sur la notion de discipline à travers le prisme de l’interdisciplinarité. Plus en détails, le philosophe Axel Honneth, rattaché à l’école de Francfort, invite à « penser à partir des choses », n’oubliant pas, dans la perspective critique de son école, de remettre en cause une certaine « idéologie » à propos de la « pluridisciplinarité ». Il fait ainsi la différence entre le nécessaire travail de sensibilisation sur la complexité des objets sans pour autant mettre de côté la faculté d’établir des relations entre les choses, tout en utilisant pour exemple les travaux d’Hannah Arendt ou de W.E.B du Bois sur la manière dont ils ont su trouver une certaine « osmose langagière », c’est-à-dire la capacité de faire leur le vocabulaire des autres pour augmenter leurs recherches. Le sociologue Luc Boltanski traite de son côté des disciplines dans leur rapport au temps et à l’espace. Il se propose de faire une histoire des représentations spatiales de celles-ci : « on parle de l’extension d’une discipline, de ses limites, de proximité ou de distance entre disciplines, de voisinage disciplinaire, de terrains d’études, de territoires, ou encore d’emboitement, d’inclusion, de pénétration, de centralité et de périphérie ». Sans renier la diversité des fonctions disciplinaires, qui induisent aussi une certaine concurrence, il propose de distinguer une « interdisciplinarité policée » qui viendrait du haut et qui ne changerait rien aux habitudes disciplinaires d’une « interdisciplinarité sauvage », plus inhérentes à la recherche qu’on ne le croirait, et qui viendrait transformer les disciplines en leur sein et garantir ainsi leur survie sans les enfermer. Une même réflexion anime le philosophe Jean-Marie Schaeffer, à savoir de trouver les conditions d’une « interdisciplinarité forte », notamment entre les sciences humaines et sociales et les sciences naturelles. Pour lui, cela reviendrait à se « retrouver autour d’un objet vraiment commun », au travers de « compétences propres » pour produire des « résultats communs (…) qu’aucune discipline n’aurait pu produire seule ». Dans la même veine, le philosophe Pascal Engel semble formuler également ce vœu, et d’atteindre une « pluridisciplinarité ontologique sans pluralisme ontologique » en conclusion de son texte.
Il est également intéressant de lire dans ces textes la manière dont chacun cherche à nommer ses propres expériences. Proche de l’analyse de Luc Boltanski, les chercheurs en littérature Judith Lyon-Caen et Christian Jouhaud, qui dans leurs travaux font de l’histoire avec de la littérature préfèrent évoquer de leur côté leur « parcours » et de la même manière relier espace et temps, afin de conduire à une « expérimentation », « à l’écart de l’injonction » pour « se déplacer en territoire inconnu dont aucune frontière n’a été tracée ». La capacité de la littérature à sortir naturellement des disciplines est également rappelée par Philippe Roussin. Il s’appuie d’ailleurs, en fin d’article, sur une citation de Roland Barthes[1] : « L’interdisciplinaire, dont on parle beaucoup, ne consiste pas à confronter des disciplines déjà constituées (dont, en fait, aucune ne consent à s’abandonner). Pour faire de l’interdisciplinaire, il ne suffit pas de prendre un “sujet” (un thème) et de convoquer autour deux ou trois sciences. L’interdisciplinaire consiste à créer un objet nouveau, qui n’appartienne à personne. ». Ces auteurs, tout comme le critique littéraire Thomas Pavel, cherchent ainsi à répondre d’une certaine plasticité de l’interdisciplinarité, en acte, qui se constitue « en faisant », non sans oublier le caractère potentiellement ludique de cette expérience. Il est également tout aussi intéressant de trouver, dans la contribution de l’historien Johann Chapoutot, la manière dont un parcours individuel permet finalement d’incarner une certaine mise en pratique de l’interdisciplinarité tout en respectant les codes des parcours académiques. L’auteur raconte ainsi comment son choix de sujet de thèse sur « La réception et la réécriture de l’Antiquité méditerranéenne dans le mouvement nazi » lui a permis de « conjurer la spécialité par la pratique renouvelée des Humanités ». Tout en plaçant son récit dans une perspective critique de l’évolution de la recherche en SHS depuis les années 1990, il défend une certaine unité des sciences humaines et sociales dans « l’interrogation sur l’homme comme être historique, vulnérable et fini ». Une perspective qui rappelle finalement que l’interdisciplinarité, au-delà d’une définition théorique, est d’abord et avant tout une histoire de rencontres, de pratiques, d’explorations et d’itinéraires.
[1] Barthes Roland. Jeunes chercheurs. In: Communications, 19, 1972. Le texte : de la théorie à la recherche. pp. 1-5.
Crédits photographiques de “l’image à la une” : Servitudes et grandeurs des disciplines, Gallimard. Tous droits réservés.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Mission interdisciplinarité(s) (11 mars 2025). Servitudes et Grandeurs des disciplines. Crossdisciplines. Consulté le 18 mars 2025 à l’adresse https://crossdisciplines.hypotheses.org/2435